Anatomie d’un scandale (du net)

Dear english-speakers, I’ve written a few articles in French these last few weeks (interesting things happening in my country!), and I’m sorry if you don’t feel included. So here’s the gist for this one: our most inovative ISPs has just updated its router with a new “adblock” option, which is on by default, and it’s understandably sparking huge debates. I’d love to have your opinion on the topic, if you feel so inclined.

Cette semaine, Free a ému la toile française. J’ai lu beaucoup d’articles et de réactions sur le sujets, et j’ai aussi lu beaucoup d’amalgames grossiers sur les questions que pose cette situation. Comme je l’ai fait dans mon article sur le mariage homosexuel, je vais tenter d’analyser les différentes réactions et de donner mon interprétation de manière aussi dépassionnée que possible.

L’état des lieux :

Pour ceux qui ne connaissent pas la situation, Free a mis à jour sa Freebox le 3 janvier dernier, en intégrant une option qui bloque en théorie la publicité sur tous les sites internet. Ce type d’outil, appelé “adblock”, existe depuis longtemps, et chacun peut facilement installer un logiciel qui a la même fonction sur son ordinateur. Une des spécificités les plus commentées de la version de Free est qu’elle est “active par défaut”.

Les réactions :

Je vais évoquer tour à tour les différentes réactions que j’ai lu, et proposer mon analyse pour chacune. Si l’article est trop long, je vous propose de lire celles qui vous intéressent, pour vous faire une idée sur la chose.

  • La pub est un péché, bon débarras.
    Quand on parle de pub, on entend forcément des gens nous expliquer à quel point la pub est un maléfique, impure, et à proscrire dès que c’est possible. Les mots que j’emploie sont forts, mais le sentiment ne l’est pas moins…
    Je suis le premier, dans mon émission et ailleurs, à relayer l’idée que “si un service est gratuit, c’est nous sommes le produit”. C’est valable pour Facebook, Twitter et d’autres, mais aussi pour la télé, la radio ou les sites web d’information. Je ne referai pas le chapitre sur les méfaits et les bienfaits de la pubs ; contentons nous de dire qu’elle est généralement plus ou moins désagréable, et qu’elle est la source de revenus de ces services, ce que chacun comprendra aisément je pense.
    A partir de ce moment, quel que soit le jugement de valeur qu’on porte sur la publicité en elle-même, il me semble que le fait d’utiliser ces services en en retirant la pub revient à les pirater, au même titre que de télécharger un morceau de musique ou une série télé.

  • On n’entend jamais les ténors du net se plaindre du piratage et là ça pleurniche, quelle hypocrisie !
    D’abord mettons une chose au clair : le piratage est du piratage, ne nous absolvons pas de ce fait. La question de savoir s’il est “acceptable” ou pas, ou s’il est assimilable a du vol ou pas, et dans quelle mesure, est différente.
    Dans la plupart des cas, on le “justifie” quand les contenus sont “trop chers”, inaccessibles, ou trop restrictifs. Tous ces points sont discutables et subjectifs, mais ce sont généralement les arguments avancés. A noter que le malaise vient souvent aussi des procédures légales où les ayant droit exigent des réparations qui semble disproportionnées.
    Tous ces sentiments se mêlent, là où il est important de garder la tête froide. Dans le cas de la musique par exemple, qui est aujourd’hui disponible à des tarifs plus que raisonnables et sans restrictions sévères (fichiers sans DRM, forfaits mensuels illimités), on a bien du mal à arguer du fait que le piratage se “justifie”. On admettra d’ailleurs que le problème tend à disparaître (ou au moins à être moins au centre des débats) depuis que la musique est facilement accessible et à des tarifs “acceptables”.
    Pour la question de la publicité sur le net qui nous occupe aujourd’hui, on est à mon sens dans une configuration “douce” : ces services, qui nécessitent beaucoup de travail, sont accessibles gratuitement, justement grâce à la pub. Chacun pourra évaluer si oui ou non cette “transaction” vaut le coup, mais dans le cas où on ne l’accepte pas, la réponse approprié me semble être de ne pas utiliser le service, et non à leur “supprimer” leur monétisation.Il faut aussi ajouter que, sur la question des modèles économiques, les solutions “payantes” ont été tentées à maintes reprises. On ne peut pas parler d’inertie ou de paresse de la part des éditeurs de sites web. Essai après essai, les utilisateurs ont parlé : ils n’en veulent pas. Même quand la somme est modique, le pourcentage de ceux qui acceptent de payer est minime. Pire, on assiste souvent à un déluge de négativité et d’insultes envers ceux qui essayent ce modèle, et les simples “dons”, proposés aux utilisateurs qui veulent soutenir les sites qu’ils aiment, ne rencontrent pas beaucoup plus de succès. et les solutions où la contribution permet simplement le retrait de la publicité sur le site n’ont pas plus de succès.
    La configuration la plus parlante est celle où on propose aux utilisateurs de payer un compte “premium” qui retire les pubs… Là encore, la réponse est claire : hormis quelques courageux dont l’effort est louable, les utilisateurs n’en veulent pas. Bref, il n’y a pas trente-six mille solution pour utiliser un service ou profiter d’un contenu : soit on fait payer, soit on finance par la pub. A partir du moment ou les deux sont proposés de manière raisonnable et mesurée, j’estime qu’on ne peut pas reprocher aux sociétés qui produisent les sites et services de ne pas être de bonne foi. Et donc, mathématiquement, le “piratage” de ces contenus ne relève plus à mon sens de “l’action militante pour un réveil des dinosaures de l’industrie” qu’invoquent certains pour justifier leurs actions, mais bien de la malhonnêteté ou de la paresse.
  • La neutralité du net est en danger… n’est-ce pas ?
    La neutralité du net veut que les données transmises par les réseaux soient livrées aux utilisateurs finaux sans altération. En l’occurrence, Free altère bien ce contenu, et met en danger ce principe fondateur. Si cette démarche est acceptable, pourquoi ne pas accepter alors qu’un autre FAI remplace les pubs du site par d’autres, qu’elle ferait payer à ses annonceurs ? Ou qu’une chaîne de télé demande à certains FAI dont ils sont proches de retirer certains éléments des pages de résultats des moteurs de recherche de manière transparente, au motif qu’il s’agirait de “contenus pirates” ? Pourquoi ne pas accepter qu’un FAI refasse la mise en page de sites d’information pour privilégier certains articles ou en faire passer d’autres en bas de page ? Pourquoi encore ne pas imaginer, pour rester dans l’actualité, que les groupes de presse demandent aux FAI Français de bloquer l’accès à Google Actualité parce qu’ils estiment (à tort selon moi) que ce service n’est pas compatible avec leur modèle économique ?
    Pourquoi, demande-je quatre fois, et je pourrais le faire un millier de fois encore, et évoquer par exemple la censure ou la concurrence déloyale.
    La réponse est double : parce que sans la sacro-sainte neutralité du net, toutes les dérives sont possibles, et parce que les FAI ne peuvent pas devenir des gendarmes du net, décidant selon leurs envies et leurs intérêts ce qui est acceptable et ce qui n’est l’est pas. Nous avons déjà un appareil législatif qui est prévu pour ça, nous n’avons pas besoin de milices privées en plus.L’analyse devrait s’arrêter là, mais certains, comme Benjamin Bayart dans son excellent article, font la différence entre “neutralité du net” et “neutralité des opérateurs techniques”, au motif qu’un utilisateur peut utiliser un autre équipement (routeur) pour se connecter. Cet argument est à mon sens spécieux, et touche d’une part à la question que j’évoque juste en dessous (le comportement des utilisateurs) et d’autre part à un “pinaillage” habile : certes, techniquement le réseau lui même ne filtre rien, puisque c’est la “box” qui est active. Mais le résultat n’en n’est pas moins le même : les utilisateurs se retrouvent avec un contenu altéré, du fait de l’action du FAI. Si je ne doute pas de la sincérité de Benjamin, je pense pour ma part qu’il laisse sa dévotion théorique brouiller son analyse de la pratique : cette action de Free est une vraie infraction au fonctionnement du net.
  • Une option est une option, et j’utilise déjà Adblock, je ne vois pas le problème.
    D’une part, comme je le détaillais plus haut, l’utilisation d’un Adblock me parait difficilement justifiable. Mais je suis d’accord : en soi, ça n’est pas vraiment un problème qui mérite un long débat. Alors pourquoi les choses sont-elles différentes ici ?
    La réponse est simple : l’apathie. Il faudra en effet une bonne dose de mauvaise foi pour ne pas admettre que, pour l’immense majorité des utilisateurs, la procédure de désactivation de cette option ne sera jamais envisagée. A chaque fois que ce cas de figure s’est posé (Facebook, Microsoft, etc), nous avons constaté que le paramètre “par défaut” reste en place pour la majorité des utilisateurs, et que ce soit par paresse ou par manque de connaissances techniques, il conditionne durablement l’utilisation du produit.
    L’importance de ce choix est donc difficilement discutable, et on conviendra alors que, quelles que soient les possibilités de désactivations “théoriques” proposées, dans les faits, Free “impose” l’Adblock à ses utilisateurs.
    D’où le malaise : si le choix de quelques-un n’est pas problématique, ce même comportement devient préoccupant quand on l’applique à la majorité.Faisons ce parallèle osé : en admettant que l’Adblock est l’équivalent publicitaire du piratage, comme je l’explique plus haut, alors un système “anti-pub” est l’équivalent d’un système “anti-paiement”. Un fonctionnement équivalent (appelons-le “Payblock”) serait le suivant : quand vous cliquez dans iTunes sur le bouton “acheter” d’un morceau ou d’un film qui vous plait, le système bloque l’achat et lance immédiatement le téléchargement depuis une autre source “gratuite” (The Pirate Bay, au hasard). Je pense que même pour ceux qui ont déjà téléchargé un petit truc à droite ou à gauche, ce système paraîtra sensiblement moins acceptable que celle de l’Adblock de Free. La comparaison est-elle exagérée ? Sans doute un peu… mais pas de beaucoup. Si l’un vous choque, l’autre devrait vous choquer tout autant.
  • Ca gueulait sur la presse il y a deux mois et maintenant ça pleurniche, quelle hypocrisie!
    Là encore, l’argument est superficiel.
    Re-précisons les choses : la presse Française voudrait imposer à Google de payer pour les liens qu’ils indexent, alors que le lien est un des fondements du web. En ce sens, ce qu’ils demandent viendrait perturber le fonctionnement même d’Internet. Et je ne parle même pas du fait qu’ils exigeraient que Google soit également contraint de les indexer, ce qui dépasse le bon sens. Effectivement, la plupart des acteurs du net ironisaient à l’époque sur l’incapacité de la presse à gérer les réalités du “nouveau monde”, voir à le mettre en danger.
    Ici, Free se situe plus du coté de la presse que du coté de ceux qui défendent le fonctionnement de ce fameux nouveau monde : comme je le disais plus haut, l’action d’un Adblock altère le contenu qui est transmit, et en ce sens enfreint un des principes du net, tout comme la presse voudrait arranger le fonctionnement du réseau pour accommoder leur fonctionnement vieillissant.
    Mais les choses vont plus loin : là où la presse n’arrive pas à changer et survivre à une évolution naturelle de la technologie, le acteurs du net touchés par l’action de Free s’en accommodent très bien, ou au moins tant bien que mal, et développent justement des modèles économiques adaptés aux demandes du marché. Certes les possibilités techniques de contrevenir à leurs modèles existent, et sont parfaitement tolérables, mais les “imposer par défaut à tous les utilisateurs” revient à pointer sans raison un missile chirurgical sur un modèle économique, puisque l’Adblock a été spécifiquement conçu pour bloquer la publicité (c’est dans le nom, hein). Ca revient à institutionnaliser le système de “Payblock” que j’évoquais plus haut : c’est difficilement justifiable, même avec la meilleure volonté du monde.
    La chose est d’ailleurs tellement surprenante qu’on se demande un peu quelle mouche a piqué Free… Et on en vient au point suivant.
  • Free attaque Google.
    On le sait, Free et Google sont depuis de nombreux mois (années ?) dans un combat sans merci. Le problème : YouTube consomme énormément de bande passante, et le poids de ces dépenses revient habituellement sur les FAI, et non aux “OTT” en général (les OTT sont les services “Over The Top”, qui se construisent et “font leur beurre” sur l’infrastructure du net). Le consensus est que les FAI reçoivent déjà un paiement de leurs abonnés pour accéder “au web”, et qu’ils ne devraient pas être également payés par ces divers fournisseurs de contenu. Parce que ça n’est pas leur rôle d’une part, et pour des questions d’indépendance et de concurrence d’autre part : si les FAI peuvent exiger un paiement (ou une contribution à l’infrastructure), on entre facilement dans un système où les sites doivent payer les FAI pour proposer leurs contenus… Si Daily Motion paie Free, ils pourront toucher leurs abonnés. Si YouTube ne paie pas, ils ne seront pas chez Free, et le déséquilibre peut devenir dangereux : Internet peut devenir “enclavé”, avec certains utilisateurs qui ont accès à certains services, et d’autres non. Sans parler des nouveaux services et des nouvelles sociétés, qui reposent sur les technologies innovantes (et parfois gourmandes en infrastructure), et qui n’auront pas les moyens de payer leur dîme.
    On en revient, encore une fois, à la sacro-sainte neutralité du net. Et cette variante du combat, qui se joue entre FAI, CDN et OTT, ne date pas d’hier, et Free n’en est pas le seul acteur. NetFlix par exemple, qui délivre aux états unis des quantités de données astronomiques, s’est déjà heurté au problème. A chaque fois, me semble-t’il, il s’est agit de tentatives pour trouver un bouc émissaire bien pratique pour tenter de se dérober un peu à ses “obligations”. Mais c’est un autre débat. Dans le cas de YouTube, Free a donc décidé de ne pas payer, et la connexion à YouTube pour ses utilisateurs est beaucoup plus lente qu’ailleurs (certains ont parlé d’une amélioration en décembre, mais pour d’autres la situation semble rester insupportable). Est-ce par faute de moyens (le revers de la médaille d’un fournisseur d’accès qui a cassé les prix et révolutionné le marché) ? J’en doute, mais c’est possible.
    Le débat d’aujourd’hui est de toute manière ailleurs : YouTube appartient à Google, et Google fait son argent… par la pub. En bloquant la pub pour une partie significative de ses abonnés, Free donne un coup de poignard très ciblé à la firme américaine. Un goutte d’eau à l’échelle globale ? Là encore, c’est possible, mais Google France n’est pas Google tout court, et ils ont des comptes à rendre comme tout le monde… D’autant plus que le blocage semble toucher aussi la pub vidéo sur YouTube directement. Accessoirement, il semble que le blocage concernent certains sites et pas d’autres (le site du Monde par exemple, serait épargné). Là encore, le flou est inquiétant, et pose des questions sur les motivations, même si Xavier Niel explique faire un “acte citoyen“). J’irai même jusqu’à dire que d’une manière ou d’une autre, je ne suis pas certain de la légalité de la chose…

Voila donc mon “petit” compte rendu. Je ne doute pas que d’autres aient des opinions différentes, et je serai heureux de les entendre. En attendant, je conclurai en disant que je ne vois pas comment Free va pouvoir tenir ce coup, et que j’imagine très bien un retour en arrière, calculé et habile, en faisant en sorte que cette option soit présente mais finalement “désactivée par défaut”… Nous verrons bien.

January 5th, 2013